Kings of War : l’ambition royale d’Ivo van Hove

Après avoir dirigé Juliette Binoche en anglais dans Antigone la saison dernière au Théâtre de la Ville, donné son Vu du pont en français avec Charles Berling à l’Odéon en octobre 2015 et avant de présenter son adaptation des Damnés de Visconti dans la Cour d’Honneur au prochain Festival d’Avignon avec la troupe de la Comédie-Française, Ivo van Hove fait souffler le zéphyr shakespearien au Palais de Chaillot avec Kings of War, le portrait croisé d’Henry V, Henri VI et Richard III, en néerlandais surtitré.

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© Jan Versweyveld

Après avoir été présenté en juin 2015 à Amsterdam dans le cadre du Holland Festival, Kings of War arrive en France et compte bien régner comme il se doit au sommet des spectacles-phares de la saison. Ivo van Hove y décortique et analyse finement le pouvoir à travers trois gouvernants ayant marqué l’Histoire. Il interroge le goût du pouvoir et de la guerre à travers trois rois aux caractères et aux destins bien différents face à leurs capacités de prendre les armes. Reléguant au second plan la guerre des Deux-Roses qui oppose les deux maisons Lancastre et York, il s’attache avec précision aux monarques et plus précisément à leur caractère et au lien qu’ils entretiennent avec le pouvoir. D’abord Henri V (interprété avec justesse par Ramsey Nasr), roi inexpérimenté qui, très vite, va se montrer respectueux et responsable. Il apparait comme le souverain modèle, celui qui accède à la maturité en faisant les bons choix qui vont unifier l’Angleterre en se lançant dans la guerre contre la France. Il s’imposera comme un leader en privilégiant la paix et les intérêts de son pays. Cette partie, la moins passionnante de la trilogie, permet d’installer de solides fondations pour une montée en puissance dans l’adaptation de l’œuvre de Shakespeare. Avec Henri VI (étonnant Eelco Smits), on découvre un roi peu courageux, timide, sensible mais peu enclin à prendre la relève du modèle paternel. Facilement influençable par son entourage, il finira par fuir ses responsabilités, s’isoler et se laisser écarter du pouvoir en abdiquant en faveur des York. Empêtré dans une foi chrétienne très profonde, il se heurte à une politique âpre où il ne parvient pas à trouver sa place. Sa faiblesse le mènera à sa perte et son règne ne trouvera un terme que dans un abominable bain de sang, tué par Richard III. Enfin, l’apothéose est atteinte justement avec Richard III (démentiel Hans Kesting, qui en impose dans cette production, volant la vedette à ses camarades), ce roi sanguinaire qui est dans la destruction. C’est le mal incarné. Indifférent à la situation de son pays, il cherche le pouvoir absolu. Dès le couronnement d’Edouard IV, il dévoile sa soif de pouvoir et de reconnaissance, lui qui sombre peu à peu dans la folie dévastatrice. Roi difforme, tyrannique et solitaire, il fera le vide autour de lui et finira seul face aux fantômes de ses victimes, comme hanté par ses actes de barbarie commis dans les dédales de couloirs au blanc immaculé, comme pour aseptiser complots, trahisons et crimes odieux.

Ivo van Hove nous entraîne dans les coulisses du pouvoir royal (avec l’utilisation pertinente de la vidéo et de la musique qui s’accorde parfaitement à l’univers mental des rois cités), montrant au grand jour la face cachée du règne des trois monarques dans un climat d’instabilité politique, établissant au passage un parallèle intéressant avec nos dirigeants actuels grâce à des costumes contemporains, une scénographie moderne inspirée de la « war room » de Winston Churchill à Londres d’où il dirigea les opérations contre l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale en implantant l’intrigue dans ce bunker où les décisions les plus importantes se prennent retirés de la surface du monde mais entourés de tout un tas de dispositifs allant des cartes aux écrans radars, des références à notre actualité (les faux appels à Barack Obama, Angela Merkel ou Vladimir Poutine) et un langage proche de nous. Avec une traduction signée Rob Klinkenberg, Peter van Kraaij a réalisé un colossal travail de dramaturgie pour adapter chaque tragédie de Shakespeare qui se voit allégée et épurée. Comme toujours avec le metteur en scène flamand, les choses ne sont pas univoques et tout est là pour servir le sens et décloisonner les interprétations. Ivo van Hove choisit par exemple de présenter un Henri VI craintif, retranché derrière ses grosses lunettes, bien mieux en pyjama sous la couette pour se cacher des méchants qu’au milieu d’une réunion afin de déterminer les actions militaires à mener. Il sera formidablement bien filmé au milieu d’un troupeau de chèvres et de moutons, symbole d’un statut illusoire de berger qu’il ne parvient pas à asseoir. Il fait de Richard III un gamin capricieux qui aurait désiré un jouet (ici la couronne) dont il se lasserait bien vite. Le mal-aimé qui ignore l’intérêt collectif pour satisfaire son ambition personnelle de vengeance se dévêtit brusquement au couronnement alors qu’il en rêvait lorsqu’il prenait un tapis pour se donner une prestance et finit son règne par parader, lâcher les rênes en hennissant et galopant autour du plateau, courant après un temps révolu, souligné par le bruit régulier du métronome rappelant que son temps est compté dans une solitude infinie.

Avec Kings of War, Ivo van Hove règne en maître sur les plus grandes scènes européennes. S’affranchissant sans peine du Richard III d’Ostermeier ou de l’esthétique sombre de celui de Thomas Jolly, c’est une vision innovante qui est porté sur l’œuvre dans une maîtrise parfaite. Il parvient à un haut degré de limpidité des trois tragédies transposées dans un contexte très actuel, rendant la question du pouvoir politique intemporelle et monte un condensé des trois règnes compilés en une version accélérée sans rien perdre de la cohérence shakespearienne tout en insufflant une fluidité déconcertante durant quatre heures, passant notamment par des scènes ritualisées comme celle du sacre royal avec tapis rouge, couronne et manteau d’hermine devenant attributs du pouvoir à la suite d’une procession humaine qui débute hors champ avant de prendre place sur le plateau. C’est sobre, intense, percutant, brillant, puissant, captivant et fascinant. Le public de Chaillot ne s’y est pas trompé, ovationnant longuement le flamand et sa troupe du Toneelgroep d’Amsterdam mais aussi toute la virtuosité et la maîtrise parfaite de sa création qui, en frappant un grand coup, rend un brillant hommage à l’immense dramaturge William Shakespeare, perçu à sa juste valeur, quatre cent ans après sa disparition.


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