Sopro : l’onde d’un murmure

Tiago Rodrigues fait partie de ces artistes que nous affectionnons particulièrement. Après un perfectible Antoine et Cléopâtre donné en portugais au Festival d’Avignon 2015 (repris quelques dates cette saison à Paris) et un saisissant Bovary créé pendant son occupation du Théâtre de la Bastille l’année suivante, il revient en 2017 dans la Cité des Papes avec une éblouissante création, Sopro, où beauté, délicatesse, et murmure dansent autour de la souffleuse, poumon d’un théâtre abandonné.

Sopro de Tiago Rodrigues © Christophe Raynaud de Lage
Sopro de Tiago Rodrigues © Christophe Raynaud de Lage

Tandis qu’un peu partout, la France célébrait sa fête nationale, le mistral s’est levé sur Avignon et agite allègrement les drapés blanc cassé qui dissimulent les arches du Cloître des Carmes où nous avons pris place pour assister à la dernière création de Tiago Rodrigues, Sopro. Sopro, en portugais, c’est le souffle. Tandis que la nuit tombe et recouvre la ville, le vent ne faiblit pas. Il est là, il souffle lui aussi. D’une présence invisible, il est pourtant palpable, tout comme la souffleuse au théâtre, cet être qui exerce un travail de l’ombre. D’ailleurs, la silhouette de la petite dame brune, dont la peau n’est pas faite pour absorber la lumière des projecteurs, fait déjà des apparitions sur le plateau tandis que le public s’installe bruyamment. Elle erre, observe, un peu comme un fantôme qui déambule dans cet espace ou plutôt comme un ange qui veille sur ce lieu et murmure à l’oreille des comédiens.

Sur le plateau, la nature a repris ses droits. Des herbes poussent à travers les lattes en bois. Tout respire la légèreté et la délicatesse. La troupe fait bloc autour de la figure de Cristina Vidal, véritable souffleuse du Teatro Nacional Dona Maria II que Tiago Rodrigues dirige à Lisbonne. A travers une biographie fictionnelle, le metteur en scène met en lumière les souffleurs, un métier en voie d’extinction, qui sont pourtant la respiration du lieu et la mémoire du théâtre. Ils sont le souffle vital pour sauver les acteurs. Ils vivent entre les coulisses et la scène d’un théâtre à l’agonie. A travers un dédoublement des acteurs et des scènes rejouées comme des extraits des Trois Sœurs, de Bérénice ou encore d’Antigone, le fil de la mémoire se déroule autour de la pièce centrale de la machine théâtrale qui ne peut se laisser emporter par l’illusion. Et puis la déclaration d’amour se fait plus forte pour cet art qui fait partie du monde, qui est le monde, qui est la vie.

Tiago Rodrigues propose un théâtre qui a une âme. Fait d’images poétiques, il insuffle le vent de la pensée dans une pièce vivifiante. Une grande pudeur se dégage d’un ensemble porté par des acteurs reconnaissants qui prêtent confiance et émotions à la voix qui leur souffle les histoires et respire pour eux quand le trou noir se fait gouffre. Autour de Sofia Dias et Vitor Roriz, inoubliables Antoine et Cléopâtre, il y a la sensibilité de Beatriz Brás et la rigueur d’Isabel Abreu soulignées par la discrétion de João Pedro Vaz. Et puis il y a Cristina Vidal, dans l’ombre et les pas de chacun, toujours prête à les soutenir et les relever.

Aucun doute, nous avons pu vivre un moment théâtral parmi les plus beaux et les plus grands de notre vie. Fait assez rare pour le souligner : dès que la lumière du plateau s’est rallumée pour laisser la place aux comédiens exceptionnels, accompagnés par Tiago Rodrigues en rappel, nous avons bondis sur nos deux pieds pour acclamer ce spectacle d’une beauté et d’une poésie qui touchent au sublime. Oui, ce soir-là, nous avons effleurés la perfection du bout des doigts, comme un murmure qui nous fait tressaillir et reste gravé dans notre mémoire, sur notre peau, dans nos entrailles.


Sopro

Texte, mise en scène : Tiago Rodrigues

Scénographie et lumière : Thomas Walgrave

Son : Pedro Costa

Avec : Isabel Abreu, Beatriz Brás, Sofia Dias, Vitor Roriz, João Pedro Vaz, Cristiana Vidal

Durée : 2h00 en portugais surtitré en français

  • Du 7 au 16 juillet à 15h

dans le cadre du Festival d’Avignon

Lieu : Cloître des Carmes

  • Saison 18-19

Lieu : Théâtre de la Bastille (Paris)


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