Grensgeval (Borderline) : dans le silence des réfugiés

En prenant appui sur les Suppliants d’Elfriede Jelinek, Guy Cassiers, qui a présenté Le sec et l’humide en début de Festival, offre une pièce chorale et protéiforme sur la crise des migrants qui secoue l’Europe actuelle mais semble perdre en cours de route la puissance des mots au profit d’une esthétique irréprochable. Le choc attendu est atténué mais non dépourvu de la nécessité de donner la parole aux réfugiés sur la grande scène du monde.

Grensgeval (Borderline) © Christophe Raynaud de Lage
Grensgeval (Borderline) © Christophe Raynaud de Lage

Les corps sont enlacés sous des poutres de bois noircis. Dans une chorégraphie lente et délicate, ces radeaux de fortune se placent en équilibre sur leurs corps meurtris : dos, tête, bras… Le ballet des migrants peut commencer. Pendant ce temps, quatre personnes sont attablées. La caméra les filme en gros plan avec un dédoublement qui rappelle les images en tâche d’encre utilisées en psychanalyse. La déshumanisation est en marche. Pendant que le discours se poursuit, les corps ne sont plus que des formes, un amas de chair humaine, sans identité propre. Ils sont là, comme des portraits en mouvement dans un tableau vivant sans visage, sans précision, inconnus parmi le flux de tous ceux qui tentent la traversée sur un bateau au péril de leur existence. Alors, le rideau se lève sur une dizaine d’écrans : c’est la « conquête du monde par images ». Les yeux rivés sur ces fenêtres ouvertes sur une réalité qui nous dépassent, nous confrontons notre regard sur ce drame, à la fois humain et politique, sans réellement en saisir toute la portée.

L’esthétique est froide, sombre, troublante. Néanmoins le travail des lumières est sublime, que ce soit dans une atmosphère de fond de cale ou dans les supplications. Il y a bien sûr des longueurs qui nous font parfois sombrer dans les eaux troubles de l’ennui mais nous remontons toujours, agrippés à ce radeau textuel qui a été pour nous, à la lecture, un véritable choc. Les mots d’Elfriede Jelinek secouent, blessent, bousculent, pénètrent, dévastent. Ici, en version scénique, la déception est minime mais réelle de par un aspect lissé, quasi anecdotique. Pas de pathos pourtant mais pas non plus d’explosion d’émotions. La distanciation presque picturale de Guy Cassiers, en collaboration avec la chorégraphe française Maud le Pladec, permet d’aborder le sujet de l’exil de manière moins frontale mais ce parti pris de choisir la suggestion et l’abstraction met un frein à l’ébranlement des consciences. Les corps prennent en charge l’enfer complexe, les errances, que le spectateur observe, scrute depuis le rivage. Les mouvements repoussent les limites des mots, s’y substituent.

La mer a anéanti ces corps cloués au sol. Et maintenant, que faire sur le rivage ? « Tout ce que nous savions de nos vies a disparu » alors ils supplient dans une langue qu’ils ne parlent pas, dans un état qui ne les implique pas. Leur intégration semble impossible sur des territoires inadaptés qui posent un regard méprisant sur l’autre, sur l’étranger qui a tout bravé pour effleurer du bout des doigts l’espoir d’un avenir meilleur. Leur survie ne dépend plus seulement d’eux, toutefois personne ne parle pour eux et eux ne parlent pas. Il était urgent de leur laisser la parole afin que justice leur soit faite à tous ces suppliants qui déplore un accueil hostile : « Vous tolérez tout. Il n’y a que nous que vous ne tolérez pas ». Malheureusement, l’exil ne se laisse point attendrir.

Grensgeval (Borderline) fait partie d’un diptyque qu’il compose avec La petite fille de monsieur Linh. Il sera alors intéressant de mettre en relation les deux pièces traitant puissamment de la situation des réfugiés, encore terriblement actuelle, bien que le texte fut écrit en 2013, à l’aube de la crise que l’Europe traverse désormais.


Grensgeval (Borderline)

Texte : Elfriede Jelinek

Traduction : Tom Kleijn

Mise en scène : Guy Cassiers

Chorégraphie : Maud Le Pladec

Dramaturgie : Dina Dooreman

Scénographie et costumes : Tim Van Steenbergen

Lumière : Fabiana Piccioli

Vidéo : Frederik Jassogne

Avec : Katelijne Damen, Abke Haring, Han Kerckhoffs, Lucas Smolders et les danseurs Samuel Baidoo, Machias Bosschaerts, Pieter Desmet, Sarah Fife, Berta Fornell Serrat, Julia Godino Llorens, Aki Iwamoto, Daan Jaartsveld, Levente Lukacs, Hernan Mancebo Martinez, Alexa Moya Panksep, Marcus Alexander Roydes, Meike Stevens, Pauline van Nuffel, Sandrine Wouters, Bianca Zueneli

Durée : 1h15 en néerlandais surtitré en français

  • Du 18 au 24 juillet 2017 à 18h

dans le cadre du Festival d’Avignon

Lieu : Parc des Expositions

  • Du 20 au 21 septembre 2017

Lieu : Stadsschouwburg d’Amsterdam (Pays-Bas)

  • Du 5 au 7 octobre 2017

Lieu : Centre dramatique national d’Orléans

  • Du 12 au 13 octobre 2017

Lieu : Le Phénix – Scène nationale de Valenciennes

  • Du 18 au 19 octobre 2017

Lieu : La Filature – Scène nationale de Mulhouse

  • Le 26 octobre 2017

Lieu : Toneelhuis d’Anvers (Belgique)


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