Die Kabale der Scheinheiligen. Das Leben des Herrn de Molière : hymne à l’amour théâtral

Après vingt-cinq années à la tête de la Volksbühne de Berlin, Frank Castorf est sur le départ, remercié après tout de même un quart de siècle d’une explosive direction. Le spectacle Die Kabale der Scheinheiligen. Das Leben des Herrn de Molière est un hommage au dramaturge français mais aussi un spectacle-fleuve créé le 28 mai 2016 dans la maison qu’il dirige et qui vient de vivre ses toutes dernières heures puisque les décors ont été détruits. Une page se tourne et c’est au Festival d’Avignon, le plus grand théâtre du monde en juillet, que les adieux ont été célébrés par un patchwork textuel de Boulgakov, Racine, Corneille, Rainer Werner Fassbinder et Molière, entre autres.

Le Roman de Monsieur de Molière par Frank Castorf © Christophe Raynaud de Lage
Le Roman de Monsieur de Molière par Frank Castorf © Christophe Raynaud de Lage

En adaptant Le Roman de Monsieur de Molière d’après Mikhaïl Boulgakov, Frank Castorf interroge le lien entre l’art et le pouvoir à travers les siècles, lui-même victime d’un départ dont il ne voulait pas. Il entremêle les deux livres et enrichie le tout par d’autres extraits, que ce soit Corneille, Racine, Fassbinder ou encore des improvisations de son époustouflante troupe d’acteurs démentiels. Il déroule un hommage festif et parfois insolent à Molière, de sa naissance à sa mort. Il voit les choses en grand et occupe tout l’espace du Parc des Expositions en périphérie d’Avignon. Il investit l’immense scène par une roulotte, comme au temps du théâtre ambulant. On pense évidemment à Molière et à son Illustre Théâtre avec une charrette qui sert de scène. Il y a également deux tentes royales : un salon et le lit aux tentures Louis Vuitton, surmontées d’un médaillon Versace qui tourne comme un soleil. Les deux espaces seront filmés puisque, comme à son habitude, Castorf inclut de la vidéo live dans sa représentation. Tout débute par la voix de Sophie Rois qui retentit dans l’obscurité. Dommage que sa voix ne porte pas assez dans cet immense espace et qu’il nous faille tendre l’oreille (le même défaut sera constaté dans la scène finale). Elle incarne Boulgkov et le récit débute par l’accouchement de Madame Poquelin, qui donnera naissance en 1622 au petit Jean-Baptiste, plus connu désormais sous le nom de Molière. Le fil de sa vie se déroule sous nos yeux, entre ambitions, succès et conquêtes. Jeanne Balibar et Jean-Damien Barbin donnent chair à la Phèdre de Racine, puis ce sont Les Fourberies de Scapin et le Bourgeois Gentilhomme qui se font entendre. Dans un rythme effréné, les scènes se succèdent avec délice dans deux parties bien distinctes. La première, sur la vie de Molière est enlevée, vivante et vivifiante. La seconde est plus sombre et aborde de manière plus directe les problèmes politiques.

Die Kabale der Scheinheiligen. Das Leben des Herrn de Molière est une formidable cascade où se rencontrent artistes et hommes de pouvoir. Il y a Frank Castorf qui met en scène Boulgakov (en prise avec Staline) qui lui-même anime Molière (en proie aux désirs du roi Louis XIV) et l’ensemble est tout simplement brillant. Bien sûr, il y a quelques anachronismes (comme le roi qui vapote à tout va) et certains messages passent un peu de manière maladroite mais qu’importe puisque la puissance artistique est là. Cette création est géniale et créative. La pièce ne manque pas d’humour, le monologue des voyelles, hilarant, entre Louis XIV (irrésistible Georg Friedrich aux mimiques à la Louis de Funès) et l’Archevêque de Paris (envoûtant Lars Rudolf) restera un moment d’anthologie et revêt même par moment un voile de légèreté. L’acteur incarne son personnage mais explore parfois les limites du jeu jusqu’à troubler les identités. Ainsi, Madeleine Balibéjart (majestueuse Jeanne Balibar) côtoie un Alexander Scheer intense et parfait dans son imitation drôlissime de Frank Castorf et son regard sévère sur la production en train de se monter. Le reste de la distribution est une réplique de ces acteurs solaires qui ont fait les beaux jours des pièces de l’enfant terrible des scènes allemandes. Hanna Hilsdorf est une Armande Béjart niaise à souhait tandis que Jean-Damien Barbin est un exquis marquis d’Orsini.

Présentée pour la première fois en France et pour la dernière (à moins que le spectacle ne renaisse ailleurs, autrement, sous une nouvelle forme), Die Kabale der Scheinheiligen. Das Leben des Herrn de Molière passionne et bénéficie d’un propos puissant sous le feu des images fabuleuses et du talent de Frank Castorf qui entortille un fil narratif tout en proposant un théâtre actuel, en prise avec le monde réel, celui dans lequel il prend vie. Une pièce riche et complexe qui traduit une certaine forme d’universalité. Malheureusement, les décors, splendides, ont été détruits et c’est comme une page qui se tourne pour le metteur en scène allemand, un adieu en hommage, bien qu’il ait encore monté ensuite deux autre spectacles (Faust puis Un cœur faible de Dostoïevski) avant de quitter la scène de la Volksbühne en août prochain.


Die Kabale der Scheinheiligen. Das Leben des Herrn de Molière (La Cabale des dévôts. Le Roman de Monsieur Molière d’après Mikhaïl Boulgakov)

Texte : Mikhaïl Boulgakov, Pierre Corneille, Rainer Werner Fassbinder, Molière, Jean Racine

Traduction : Thomas Reschke

Mise en scène : Frank Castorf

Dramaturgie : Sebastian Kaiser

Musique : Sir Henry

Scénographie : Aleksandar Denic

Lumière : Lothar Baumgarte

Distribution :

Mikhaïl Boulgakov : Sophie Rois

Molière : Alexander Scheer

Louis XIV : Georg Friedrich

Madeleine Béjart : Jeanne Balibar

Armande Béjart de Molière : Hanna Hilsdorf

Marquis de Charron, archevêque de Paris : Lars Rudolph

Marquis d’Orsini, duelliste, « Sacrebleu » ou « Le Borgne » : Jean-Damien Barbin

Jean-Jacques Bouton, éteignoir et valet de Molière : Patrick Güldenberg

Zacharie Moyron jeune : Rocco Mylord

Zacharie Moyron vieux : Daniel Zillmann

Le fou, le juste cordonnier : Frank Büttner

L’inconnue : Brigitte Cuvelier

L’inconnu : Jean Chaize

Père Barthélémy : Sir Henry

Durée : 5h45 (entracte compris) en allemand surtitré en français

  • Du 8 au 13 juillet à 17h

dans le cadre du Festival d’Avignon

Lieu : Parc des Expositions

 


Laisser un commentaire