Medea : les maux du présent

Simon Stone a le vent en poupe. Totalement inconnu en France en 2015 lorsque le jeune metteur en scène australien, né en Suisse, a présenté Thyestes de Sénèque à Nanterre-Amandiers, attire désormais les spectateurs de l’hexagone par un travail de réécriture incroyablement percutant. Il y a quelques semaines, il a donné à voir aux Célestins de Lyon une formidable adaptation du film de Visconti, Rocco et ses frères, et est très attendu cet été à Avignon avec Ibsen Huis (pièce dans laquelle nous retrouverons Hans Kesting) puis la saison prochaine avec Les Trois Soeurs (que nous avons eu la chance de voir à Bâle). Pour cinq représentations, il fait résonner à l’Odéon, où il est artiste associé, sa vision de Medea, mythe devenu contemporain et terriblement actuel, sous son regard hypersensible.

Medea par Simon Stone © Sanne Pepper
Medea par Simon Stone © Sanne Pepper

Simon Stone a cette capacité de s’approprier les classiques pour nous les renvoyer avec une puissance caractéristique qui ne cesse de nous étonner. Entouré des acteurs du Toneelgroep d’Amsterdam, il livre une réécriture bouleversante de Médée, gardant l’essence de Sénèque pour la porter aux yeux du monde actuel. Il donne à voir une femme moderne, quelque peu borderline, qui se montre imprévisible et dans l’incapacité d’une rédemption possible. Exit les pouvoirs de la magicienne, la Médée de l’électrisant metteur en scène se nomme Anna et à quelques détails près, elle ressemble aux femmes que nous croisons quotidiennement. Une illusion de bonheur familial, un adultère et la voici plongée dans l’engrenage de la destruction. Chercheuse dans un laboratoire pharmaceutique, elle a alors tenté d’empoisonner son mari Lucas, ce qui a entraîné un séjour en hôpital psychiatrique et la perte de la garde de ses deux enfants. Le Jason moderne est un peu cupide et s’est entiché de la jeune Clara, la fille de son patron Christopher. Cette dernière a remplacé Anna qui peine à retrouver une place, aussi bien dans son foyer que dans la société. Elle cherche une petite trace de ce passé mais déjà la vie a quitté ses yeux, rendant l’inévitable impossible à écarter.

Durant l’installation du public, un adolescent, Edgar, est sur son ordinateur portable tandis que son jeune frère, Gijs, est assis sur le cadran de la loge côté cour. Lorsque le titre apparaît, il se fond rapidement dans le visage d’Anna qui apparaît en gros plan sur le mur écran qui dissimule le plateau. Un regard rieur mais mélancolique, vestige d’une épreuve de souffrances qui l’a fragilisée. Puis, nous découvrons une scène de retrouvailles qui se veut chaleureuse mais se déroule dans un immense espace vide, aux murs d’un blanc clinique, stérile, aseptisé, éblouissant mais froid comme la mort : « Je sais qu’il sera dur de regagner ta confiance ». La tension permanente qui anime le couple est palpable face à la légèreté des enfants qui s’amuse à surprendre leurs parents dans une tentative de réconciliation conjugale sur l’oreiller. On est embarqués avec fluidité dans leur histoire, dans l’intimité de leur drame. Le final est d’une beauté inouïe, suggestif et poétique, lorsqu’une pluie fine de cendres noires, rappelant, entre autre, l’incendie fatal issu du fait divers de l’infanticide Debora Green dont s’inspire Simon Stone, semblable au feu qui dévore le cœur de Médée et au sablier qui rapproche du temps de la mort, recouvre le plateau immaculé et avec lui toute forme de vie. Déjà le voile de la mort s’abat sur les enfants avec un apaisement poignant puis sur la mère, enfin délivrée de toutes ses souffrances.

Marieke Heebink est incroyable ! Elle incarne une femme qui a tout sacrifié par amour (« tu as tout pris et tu as tout jeté ») et qui s’est perdue dans une relation déséquilibrée. Psychotique mais terriblement humaine, elle nous fait éprouver une empathie sincère liée à sa détresse poignante de mère au bord du précipice de la folie. Elle est déchirante dans un rôle à vif, comme une blessure qui ne peut cicatriser. Aus Greidanus Jr. est un Lucas / Jason déstabilisé, perdu, oscillant entre sentiments du passé et volonté de se tourner vers le futur. Sa fragilité émotionnelle est contrebalancée par les tentatives d’Anna. Leur couple est explosif et fonctionne à merveille sur le plateau. Gaite Jansen est tout en justesse pour interpréter Clara, l’élément perturbateur, obstacle au bonheur possible. Bien qu’ayant un rôle secondaire, Bart Slegers est un saisissant Christopher tandis que Faas Jonkers et Poema Kitseroo apportent un peu de légèreté dans le drame en incarnant des adolescents bien ancrés dans le monde actuel et dans les nouvelles technologies, piège redoutable de l’intimité familiale. Toute la distribution offre un jeu brillant, vertigineux et sidérant, balayant une kyrielle d’émotions au fur et à mesure de la déliquescence installée.

Le prodige australien a compris ce que signifie réellement « adapter une œuvre ». Il s’empare de Sénèque et propose une réécriture d’une rare intelligence. Tout comme pour Thyestes ou Drei Schwestern, il ancre Medea dans le présent, dans une contemporanéité désarmante. Le drame est éclairé de son œil avisé, moderne et rend ainsi le mythe plus actuel que jamais. Tout y fait sens et est justement dosé, sans excès, sans superflu. Le résultat est poignant, nécessaire, glaçant à souhait, nous rappelant qu’un grand amour ne peut être laissé sans conclusion et que la douleur d’un cœur mis en lambeaux par la force des sentiments est universelle et atemporelle. Une représentation choc et brutale, comme un cri déchirant d’humanité.


Medea

Spectacle en néerlandais, surtitré français

D’après Euripide

Texte et mise en scène : Simon Stone

Dramaturgie : Peter Van Kraaij

Scénographie : Bob Cousins

Traduction : Vera Hoogstad et Peter Van Kraaij

Avec : Fred Goessens, Aus Greidanus Jr., Marieke Heebink, Eva Heijnen, Gaite Jansen, Bart Slegers, Jip Smit et en alternance, Faas Jonkers, Poema Kitseroo, Stijn van der Plas, Rover Wouters

Durée : 1h20

  • Du 7 au 11 juin 2017

              Du mardi au samedi à 20h00

              Dimanche à 15h00

Lieu : Théâtre de l’Odéon, place de l’Odéon, 75006 Paris

Réservations : 01 44 85 40 40 ou www.theatre-odeon.eu


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