Une vie : litanie de l’artiste

Pascal Rambert a dirigé pendant une décennie le Théâtre de Gennevilliers (T2G). Depuis 2014, il est auteur associé au Théâtre national de Strasbourg (TNS) puis devient artiste associé au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris en janvier 2017. Après avoir écrit pour des pointures comme Audrey Bonnet ou Stanislas Nordey (notamment avec le succès mondial de Clôture de l’amour, adapté en vingt-trois langues depuis sa création au Festival d’Avignon 2011), il retrouve Alexandre Pavloff et s’entoure d’autres membres de la troupe de la Comédie-Française à qui il offre ses mots et met en scène Une vie, ode à l’art et aux artistes.

Hervé Pierre, Cécile Brune et Denis Podalydès racontent Une Vie © Christophe Raynaud de Lage
Hervé Pierre, Cécile Brune et Denis Podalydès racontent Une Vie © Christophe Raynaud de Lage

La lumière est claire, vive, clinique dans ce studio impersonnel où tout est blanc hormis les coussins vert prairie et un canapé d’angle en cuir noir, au fond de la scène. Avec sa table ovale et sa fontaine à eau, le lieu se veut moderne mais n’a rien de bien chaleureux, si ce n’est la présence de la lumière rouge en haut de la porte, côté jardin, signifiant que l’enregistrement a débuté. L’entretien radiophonique commence, de but en blanc, donnant l’impression d’allumer le transistor au beau milieu d’une émission ou la sensation de monter dans une rame de métro où les conversations vont bon train. Il y a deux voix, calmes et berçantes, comme échappées dans la nuit et ces questions, d’abord très générales puis de plus en intimes. L’invité est un artiste peintre dont la spécialité est de capturer les visages et les sexes : « c’est très difficile. Pourtant, il faut essayer » dit-il. Toute sa vie, il a travaillé là-dessus en ayant « le courage de regarder par où l’être humain respire ». D’ailleurs l’origine est un sujet qui intéresse l’intervieweur. L’invité va alors convoquer ses souvenirs et les gens qui y sont associés, de sa mère à son meilleur ami en passant par son premier amour ou son moi enfant. L’exercice de l’entretien radiophonique se transforme peu à peu jusqu’à devenir un tableau montrant toute la vie de l’artiste, de son origine à son déclin vers la mort, tel un saumon remontant le cours de la création.

Ecouter Une vie, c’est prendre l’ascenseur émotionnel que l’on aime tant au théâtre. Le spectateur rit, pleure, sourit, s’étonne, s’émeut et se délecte du tourbillon empreint de vitalité qui l’attrape et le plonge au cœur d’une création protéiforme, se voulant réaliste mais faisant intervenir des fantômes. Le mystère de l’artiste reste quasiment intact au milieu d’une aura de talent, incarnée par une distribution étincelante. Denis Podalydès est l’invité, l’artiste, à la fois arrogant et pathétique, obsédé par son œuvre et l’acte de création dans lequel il replonge à cœur et à corps perdus en remontant le fil d’une introspection nécessaire, lui qui « a cette force de faire apparaître » ceux qu’il aime. Hervé Pierre, royal dans son costume bleu vif, est un intervieweur légèrement dépassé, grand critique d’art qui tente de ne pas se laisser décontenancer par son invité susceptible qui souhaite tout maîtriser. Il excelle dans cet exercice mais celle qui le surpasse est sans aucun doute Cécile Brune, irrésistible et admirable en mère idolâtrée quelque peu acerbe : « Ta naissance comme toute naissance est une victoire sur le mal ». Son apparition divine, vêtue de noir, une voilette devant le visage et un bouquet de pivoines dans les bras, est splendide. Peu à peu son propos s’adoucit. La mère se confie, se dévoile et remonte le cours des souvenirs avant de disparaître à nouveau. La douce Jennifer Decker prête ses traits au premier amour de l’artiste, Iris, muse effacée, tuée dans l’œuf de la création, bien décidé à ne plus transiger. Son rôle est un peu plat mais apporte un nouveau souffle vaporeux. Parfois, on croirait entendre les intonations de la voix de velours d’Audrey Bonnet. Alexandre Pavloff est le frère, troublant et mystique, dont la présence souligne quelques longueurs pesantes, lui qui n’a pas été invité. Il se montre fébrile, fiévreux et effervescent, venu pour détruire l’artiste, et nous touche par un désespoir poignant au bord du précipice de la folie tandis que Pierre Louis-Calixte sera le meilleur ami, affublé d’un bonnet de diable, incarnation de la tentation. Naturel et désinvolte, il permet à une vie vide, sans vie, de reprendre vie. Notons enfin la performance de Nathan Aznar, l’enfant, d’une justesse infinie sans candeur : « rien ne peut nous faire nous croiser à part notre imagination ». Tous les protagonistes cherchent à donner un sens à une vie et l’amour s’impose comme un moteur indispensable.

Pascal Rambert, l’un des auteurs vivants les plus joués sur les scènes du monde entier, est un artiste qui écrit pour des artistes, un amoureux des mots de l’amour dans son spectre le plus large. Dans cette dernière création, il délaisse quelque peu ses habitudes de juxtaposition de longs monologues débités dans une logorrhée savoureuse aux allures de joutes verbales des plus abouties au profit d’une écriture théâtrale renouvelée, en connexion avec l’énergie et les corps des acteurs qu’il choisit avec soin pour incarner ce qu’il perçoit d’eux et du monde. La parole du concret s’articule en neuf tableaux dont la liaison se fait par un trajet des mots dans le corps des acteurs, pleinement investis, qui restituent à merveille cette écriture qui nous ballote dans l’antre de la création afin de ne rien rater du réel. Ici, il permet davantage d’interaction entre les protagonistes mais conserve de très beaux instants de fulgurance. Mélangeant la comédie et la tragédie, la beauté de la litanie disséquant une vie envoûte les spectateurs grâce à une parole qui se libère. Par un questionnement profond sur la nature humaine, une écriture saisissante et une langue incisive, Pascal Rambert adresse aux six acteurs du Français une déclaration enflammée et magnifiée dont lui seul en possède le secret, persuadé que « rien ne change entre les êtres qui se sont aimés » et qui s’inscrit durablement dans les plis de notre cœur, gravant en lettres d’or « personne n’est cernable, on ne sait rien des gens ».


Une vie

Texte : Pascal Rambert

Mise en scène : Pascal Rambert

Avec : Cécile Brune, Denis Podalydès, Alexandre Pavloff, Hervé Pierre, Pierre Louis-Calixte, Jennifer Decker

Durée : 1h50

  • Du 24 mai au 2 juillet 2017

Lieu : Vieux-Colombier, 21 rue du Vieux-Colombier, 75006 Paris

Réservations : 01 44 58 15 15 ou www.comedie-francaise.fr


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