La Reprise de Milo Rau donne à entendre la pièce inaugurale d’une série nommée Histoire(s) du Théâtre. A chaque saison, le metteur en scène suisse confiera un nouveau chapitre à un autre groupe, une autre compagnie ou un autre artiste. La pièce a connu un triomphe au dernier Festival d’Avignon et elle n’a pas usurpée ce succès, confirmé dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Une représentation qui prend aux tripes et agite notre conscience comme une gifle monumentale qui expose le champ des possibles de la cruauté humaine et des fonctions du théâtre sur cette réalité.

Milo Rau n’a pas son pareil pour s’emparer des traumatismes d’une nation afin de les porter à la scène. Après Five Easy Pieces, qui puisait son essence dans l’affaire Dutroux, La Reprise trouve ses fondements dans le meurtre homophobe d’Ihsane Jarfi, à Liège, en 2012. Seulement Milo Rau ne fait pas du théâtre purement documentaire, il s’empare du réel pour interroger, disséquer, ériger. Ici, c’est à travers l’acteur Johan Leysen que, dès l’ouverture, il émet son sujet d’étude : quand devient-on le personnage ? Quelle frontière entre le théâtre et la réalité ? Où, quand et comment naît la tragédie ? Qu’est-ce que jouer ? Comment apparaître sur scène ? Comment finir ? A quel moment l’acteur cesse d’être personnage et l’homme cesse d’être acteur ? Pour y répondre, il s’appuie sur un monologue du grand William Shakespeare mais aussi sur une référence à Wajdi Mouawad et son très bel ouvrage illustré Seuls. Sur le plateau, le théâtre et le monde s’entrechoquent. Après une forme de casting où Suzy, Fabian et Tom parlent de leur rapport à l’art scénique tandis que la caméra filme en gros plan leur visage, l’histoire émerge peu à peu, se tisse, prend de l’épaisseur, se déploie. Cette histoire, c’est celle d’un jeune maghrébin, homosexuel, qui monte au mauvais moment dans la mauvaise voiture au lieu de rester à la fête à laquelle il se rendait en ville. Il va alors se faire torturé, séquestré, frappé et abandonné nu dans une nuit froide et noire comme la mort qui s’empare de son corps martyrisé.
Sur scène, la Polo grise est là. Nous savons que nous sommes au théâtre et pourtant, l’histoire qui se déroule sous nos yeux est si réelle, si prenante. La reconstitution au cœur d’une habile mise en abyme, nous saisie, nous bouleverse. Il y a là une distance nécessaire qui nous empêche de sombrer avec le drame mais tout est là, jusqu’à nos larmes, sincères, qui roulent sur nos joues sans que nous puissions avoir d’emprise dessus. Les spectateurs se murent dans un silence autant respectueux qu’ému. Les cinq chapitres se succèdent, de La Solitude des Vivants au Lapin, en passant évidemment par La Douleur, La Banalité du Mal et l’Anatomie du crime. Une tragédie en cinq actes, comme le veut la tradition, où la colère tente de tendre le bras vers la Douceur. Milo Rau ne veut rien occulter, ni les faits, ni la violence. Il va jusqu’à montrer l’acte d’uriner sur le cadavre encore tiède d’Ihsane mais surtout, il permet des pas de deux entre la fiction et la réalité, la représentation et la vérité. Il offre aux acteurs un plateau nu où le réel peut s’exprimer, où la catharsis peut s’inviter, où la réflexion peut grandir, s’illustrer et s’expérimenter. Lorsque le générique de fin défile sur l’écran, au son de Purcell sublimement interprété par Tom Adjibi qui endossait le rôle du jeune homme injustement tué, tandis que Fabian Leenders tourbillonne et virevolte sur le Clarke, l’émotion est à son comble. Le rideau tombe, le brouillard se dissipe et il nous faut quelques secondes pour nous souvenir que cela ne fut que théâtre montrant une horrible réalité.
Certes, le théâtre de Milo Rau déroute par son hyper réalisme mais il fascine aussi et surtout par sa faculté à repousser les frontières du théâtre et de la représentation. Le spectateur se confronte à ce qui va bien au-delà d’un témoignage. Il y a là un acte politique mais encore plus intellectuel, pour nous amener à nous questionner. Sans pour autant sombrer dans le pathos ou le voyeurisme malsain, le metteur en scène distille une remarquable sensibilité, une subtilité émouvante. Tout n’est que beauté, passion et réussite. Quel bonheur de pouvoir assister à tant de perfection théâtrale ! Ces scènes de violence ordinaire sont saisissantes et marquantes. Milo Rau prouve une nouvelle fois qu’il faudra compter sur sa vision de l’humanité et des actes performatifs pour offrir au public des pièces chocs qui prennent tout leur sens en s’y confrontant. De quoi nous donner une raison supplémentaire de continuer à parcourir les salles de théâtre pour récolter les clés de compréhension d’un monde qui nous échappe encore trop souvent.
La rédaction a assisté à la représentation du vendredi 28 septembre 2018
La Reprise, Histoire(s) du théâtre (I)
Concept et mise en scène : Milo Rau
Texte : Milo Rau et les interprètes
Recherche et dramaturgie : Eva-Maria Bertschy
Collaboration dramaturgique : Stefan Bläske et Carmen Hornbostel
Scénographie et costumes : Anton Lukas
Vidéo : Maxime Jennes et Dimitri Petrovic
Direction technique : Jens Baudisch
Lumières : Jurgen Kolb
Production : Mascha EuchnerMartinez et Eva-Karen Tittmann
Assistante mise en scène : Carmen Hornbostel
Décor et costumes : Ateliers du Théâtre national Wallonie-Bruxelles
Distribution : Tom Adjibi, Sara de Bosschere, Suzy Cocco, Sébastien Foucault, Fabian Leenders et Johan Leysen.
Durée : 1h30
Spectacle en français et en néerlandais surtitré en français et en anglais
- Du 22 septembre au 5 octobre 2018
dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
Les mardis, mercredis et vendredis à 20h30
Le jeudi à 19h30
Les samedis à 18h30
Les dimanches à 16h30
Relâche les lundis et le jeudi 4 octobre 2018
Lieu : Nanterre-Amandiers – Centre dramatique national, 7 avenue Pablo-Picasso, 92022 Nanterre Cedex
Réservation : 01 46 14 70 00 ou nanterre-amandiers.com