Où les cœurs s’éprennent : désirs et solitudes au vent léger

Alors que bien souvent le septième art puise dans le théâtre pour s’assurer de beaux jours, nous assistons de plus en plus au phénomène inverse. Tandis que l’ouverture du Festival d’Avignon 2016 a vu naître dans la Cour d’Honneur une version magistrale des Damnés d’après le scénario de Visconti, une jeune troupe portée par Thomas Quillardet s’empare de l’écriture d’Eric Rohmer pour nous donner à voir au Théâtre de la Bastille deux parcours féminins issus des films Les Nuits de pleine lune (1984) et Le Rayon vert (1986) qui interrogent les rapports au monde, au désir, à la solitude et à ce qui nous guide avec la sensibilité d’une variation musicale.

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© Pierre Grosbois

Les deux films retenus sont au centre du cycle « Comédies et proverbes » composé de quatre autres œuvres qui tournent toutes autour d’une figure féminine. Dans Les Nuits de la pleine lune, Louise, qui vit en couple avec Rémi, décide de récupérer un pied à terre parisien pour profiter de son goût pour les sorties, qu’elle ne partage pas avec son compagnon. Expérimentant ce nouveau mode de vie, la jeune femme ne va pas tarder à en subir les conséquences, partagée entre Marne-la-Vallée et la capitale, quitte à perdre son esprit d’insouciance qui la guidait sur le chemin de l’existence. Cette quête d’un espace de solitude au cœur même du couple, solution pour entretenir la flamme de l’amour au quotidien, risque bien de provoquer l’effet inverse et de basculer dans l’errance d’un désir idéalisé. La soirée se poursuit avec une seconde partie qui puise l’inspiration dans le scénario du Rayon vert. Ici, la solitude est également au centre du propos à la différence qu’elle n’est non plus choisie mais imposée, subie. Delphine se retrouve seule à quelques jours des vacances qu’elle devait passer avec une amie. Que faire quand on n’imagine pas partir sur les routes de France et de Navarre avec soi-même pour seul bagage et que l’on peine à trouver sa place dans le train de la vie ? Peut-on courir constamment à la conquête de ce qui nous échappe comme ce phénomène optique et atmosphérique rare à travers lequel il serait possible de lire ses propres sentiments et ceux des autres ? A quelles conditions échapper à sa condition ? Dans ce diptyque porté à la scène, Louise et Delphine s’apparentent à des doubles contradictoires, des reflets d’une même médaille : celle de la femme éprise de liberté mais qui se perd dans un océan trop grand pour elle.

« Qui a deux femmes perd son âme / Qui a deux maisons perd sa raison ». C’est sur ce dicton champenois tiré de la sagesse populaire mais inventé de toute pièce et projeté en fond de scène que s’ouvre la représentation du scénario des Nuits de la pleine lune. Si personne n’est irremplaçable, nous sombrons dans la quête de solitude et de désirs d’une jeune femme qui souhaite démentir l’expression aux allures de ligne de conduite que ses amis lui assènent constamment : « quand on vit ensemble, on sort ensemble ». Anne-Laure Tondu se montre parfaite dans ce rôle même si elle peine parfois à se démarquer de l’inoubliable Pascale Ogier qui a obtenu le prix d’interprétation féminine à la Mostra de Venise pour ce film, quatrième volet du cycle. Elle exprime à la fois le désir et la passion dans une forme d’insouciance enviable, parcourant le spectre de l’amour, du moment de sa construction à celui où il s’étiole sans prévenir. C’est ensuite Arthur Rimbaud qui servira de transition par les vers extraits de son poème Chanson de la plus haute tour. La lune cède sa place au soleil, le choix s’efface devant le sort et nous assistons à une histoire en contraste, comme le négatif d’une photo jaunie par le temps. Marie Rémond s’impose dans la distribution comme une Delphine à la fois forte et fragile, avec autant de légèreté que de fraîcheur. Elle nous emporte dans un tourbillon scénique plaisant qui court le prisme du désir.

L’enchaînement des scènes se fait sur le plateau comme les plans cinématographiques, sans forcément de transition en fondu, comme ce sera le cas pour les flashs de la soirée jeux de société. Avec une partie des coulisses à vue et l’illusion diluée par la démonstration de tous les artifices, il n’y a aucune image vidéo et pourtant, on se croirait dans une salle obscure devant un bon film. Avec une scénographie astucieuse et originale qui est celle d’un sol en papier blanc comme une page qu’il reste à écrire qui agrémente au gré du temps les tableaux, devenant tantôt une couverture, tantôt une nappe sur laquelle griffonner une idée fugace et des accessoires qui décuplent l’imaginaire, à l’instar du circuit ferroviaire qui entoure le plateau pour symboliser les aller-retour géographiques dans la première partie, nous oublions presque que le théâtre naît ici du cinéma et nous acceptons de nous abandonner entièrement pour que notre cœur s’éprenne là où le désir émane.

Eric Rohmer cherchait constamment à filmer la parole. Il déclarait d’ailleurs « Pour moi, il y a plus de mise en scène cinématographique lorsque je fais parler des gens que si je montre quelqu’un qui tire un coup de pistolet ou qui joue à James Bond ». Celui qui se considérait non pas « comme un réalisateur mais comme un auteur de films » a développé une écriture bien à lui que l’on retrouve ici avec cependant un peu trop de légèreté bien qu’on l’ait souvent comparé à Marivaux par la présence de personnages pris dans le jeu de l’amour et de la séduction. Thomas Quillardet signe une pièce, presque un diptyque, plaisante mais qui verse davantage dans la distraction que dans l’adaptation fidèle à l’essence même de l’esprit originel. Dans ces deux parcours féminins où se mêlent désirs complexes et solitude, le jeune metteur en scène rappelle les liens intimes qui unissent théâtre et cinéma, mais il perd en route une partie de la sensibilité et la profondeur de Rohmer pour mettre le cap sur la légèreté d’un vaudeville fort bien interprété, quoi qu’inégal, mais surtout éloigné de ce que l’on ressent devant les scénarios des deux films emblématiques qui servent de base à cette transposition scénique. Mais qu’importe ! Nous nous laissons séduire par la proposition et nous ressortons du Théâtre de la Bastille ivres de liberté mêlée à l’envie de solitude pour nous retrouver de temps en temps et ainsi éviter de nous égarer en chemin. Mission réussie donc pour Thomas Quillardet et sa troupe qui font revivre avec rafraîchissement les questions existentielles des héroïnes rohmeriennes.


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