Médée : drame familial sur fond de trahison

Après son formidable Peer Gynt d’Ibsen repris au Théâtre de Belleville il y a quelques semaines, Nicolas Candoni s’empare du texte de Pierre Corneille et le transporte dans son univers en mettant en scène, jusqu’au 21 février 2016 au Studio-Théâtre d’Asnières, une Médée contemporaine, provocant ainsi notre questionnement sur le sujet sensible de l’infanticide.

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Que reste-t-il, en 2016, du mythe de Médée qui a inspiré à Corneille sa première tragédie ? Nicolas Candoni prend le parti pris de n’en garder qu’un horrible mais banal fait divers comme il y en a régulièrement dans les pages de nos journaux : celui d’une femme amoureuse, trahie, blessée et surtout meurtrie par un amour illusoire qui s’en est allé faire son nid ailleurs. Alors, de désespoir bien plus que de raison, elle en vient à vouloir faire souffrir celui qui l’abandonne autant que son cœur saigne, quitte à s’en prendre à ses propres enfants, malheureusement souvent au cœur de ce genre de conflit familial. Mais il ne s’agit pas juste de mettre des vêtements quotidiens aux acteurs et de glisser un ou deux mots familiers pour faire de cette tragédie une pièce contemporaine. C’est un colossal travail qui débute : conserver une partie des vers cornéliens, pas évidents à mettre en scène de nos jours, et les faire cohabiter avec le langage plus spontané des enfants, retravailler l’ensemble du texte et de la dramaturgie, tronquer une partie, en redistribuer une autre, revoir la psychologie des personnages et leur donner à chacun une couleur, une sensibilité visible dès leur entrée sur le plateau. Ne demeure alors que l’essentiel, le cœur même de la tragédie où tout est juste et justifié, cohérent, limpide. Sans trahir l’auteur, Nicolas Candoni emmène tous les protagonistes dans son propre univers, à la fois visuel et sonore, qui laisse le champ libre à l’expression des corps dans une sensualité délicate et suggestive, mais surtout qui permet une réception décuplée des émotions pour en faire une transposition de qualité près de quatre cents ans après sa création.

C’est au moment de franchir les portes du Studio-Théâtre d’Asnières que l’on entre dans l’histoire de Médée avec cette sensation de débarquer dans une salle des fêtes où se déroulerait une cérémonie de mariage dont la décoration sobre et raffinée témoigne d’un bon goût exemplaire, d’une pureté rayonnante mais aussi d’un bonheur immaculé grâce à cette couleur blanche omniprésente. Sur le plateau, une arche de ballons, dont l’ouverture représente un cœur, prolonge ce ressenti de plénitude. Cela tombe bien, c’est justement d’amour dont il est question ici, mais uniquement dans la partie la plus violente et la folle de ce sentiment, à cet instant où le bonheur a déjà cédé sa place à une douleur infinie. Arrive alors Jason qui, après avoir montré sur son smartphone ses dernières conquêtes, nous fait comprendre qu’il s’apprête à convoler en justes noces avec Créuse, avec qui il entretient une relation très tactile et explicite, épanouie sur tous les plans, que ce soit le pouvoir, le sexe ou la richesse. Il vient de répudier Médée, la mère de ses deux jeunes fils, et projette de s’engager dans une nouvelle vie de famille. L’entrée de la nouvelle belle-mère, dans une courte robe rouge passion, est particulièrement percutante. Celle-ci, souhaitant se faire accepter, tente d’acheter l’affection des enfants en leur offrant un cadeau. Si l’aîné parvient à tomber dans le piège, en revanche le plus petit semble davantage capricieux et Jason devra ruser pour obtenir son consentement. De son côté, Médée rumine sa colère, bannie par Créon, roi et surtout père de Créuse. Aveuglée par sa douleur et troublée par les vapeurs d’alcool qu’elle partage avec Nérine, sa confidente mais aussi la nourrice des enfants, elle va peu à peu sombrer dans une folie meurtrière dont elle nourrit son désir de vengeance et que rien ne pourra enrayer. Tandis qu’en guise de lit nuptial, c’est le tombeau qui attend Créuse, l’émotion affleure, jusqu’à cette terrible scène où, ne pouvant emmener avec elle la chair de ses entrailles, Médée sacrifie sa descendance dans un dernier geste d’amour, nous faisant ainsi échapper une furtive larme, poussée au précipice de nos yeux par sa détresse et la solitude qui s’empare d’elle, interdite, après la réalisation de ce funeste dessein.

La distribution est impeccable. Chacun apporte une véritable dimension à son personnage et l’incarne avec conviction. Guillaume Blanchard est un Jason particulièrement séducteur. Doté d’un physique séduisant, il se montre également touchant lorsqu’il est affecté dans son amour paternel. Son désir érotique ne cesse d’être contrarié. A ses côtés, l’envoûtante Mathilde Moulinat incarne Créuse. Charmeuse, sensuelle, mais également ultra-sensible, elle étonne par son jeu d’une grande maturité, notamment lors de sa dernière scène où elle est véritablement poignante. Claude Guyonnet, quant à lui, est un roi convaincant. Il est formidable, aussi bien en homme mielleux avec les enfants, violent avec Médée ou enfin digne et loyal avec sa fille. Il parvient même à nous rendre empathiques envers Créon malgré sa grande part de responsabilité dans la déchéance de l’héroïne tombée en disgrâce. De leurs côtés, Paul Masure et Kyllian Robaine jouent leur rôle avec un naturel incroyable et une spontanéité déconcertante dans la peau des enfants du couple, tiraillés par le divorce de leurs parents et sujets de discorde au cœur même de la tragédie. Le « je t’aime » du cadet lancé avec tendresse à sa mère est particulièrement émouvant. De son côté, la sensible Ludmilla Dabo insuffle à Nérine beaucoup de sagesse et de compassion. Elle incarne à elle seule le chœur antique et sa position presque extérieure la rend captivante. Elle se montre d’une grande justesse à chacune de ses apparitions, aussi bien dans la parole que dans la gestuelle. Enfin, nous retrouvons avec bonheur Catherine Hirsch sous les traits de Médée. Elle nous touche directement au cœur et parle à notre compassion et notre instinct maternel. Médée c’est une tigresse (en témoigne sa robe tigrée qu’elle porte à merveille), un animal sauvage (y compris dans ses relations aux autres où elle établit une certaine distance physique) effrayé par les désillusions de la vie. Nous sommes pris d’affection pour son personnage sur lequel aucun jugement n’est posé. Elle est attendrissante et digne des grandes tragédiennes. Quel charisme fabuleux ! Elle impressionne par son détachement dans la scène finale, anéantie par sa ténacité.

En proposant une version aussi perfectible, Nicolas Candoni s’impose véritablement comme un jeune metteur en scène prometteur à suivre de très près. Il possède le talent de transformer en or n’importe quel texte par une mise en scène pertinente et cohérente, sans aucune fausse note, avec une réelle intention de servir le sens et l’émotion offerts sans détour par l’auteur. Il nous le prouve à nouveau avec Médée, plus contemporaine que jamais, faisant entendre cependant la langue de Corneille de manière provocante et évidente avec une splendide fluidité, dans une transposition sublimée de sa tragédie, à la fois mythique et actuelle, intelligible et terrifiante.


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