Polyeucte : la Passion selon Corneille

Brigitte Jaques-Wajeman s’empare d’une pièce quelque peu oubliée de Corneille, Polyeucte, pour l’éclairer d’un regard contemporain et faire de cette tragédie, présentée au Théâtre des Abbesses, une résonance actuelle où se mêlent la passion et la fascination sur fond de religion et de pulsions de mort.

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© Mirco Magliocca

Nous sommes au IIIe siècle après Jésus-Christ, en Arménie, pendant la persécution des chrétiens par l’Empire romain. Félix est un gouverneur respecté dont la fille Pauline aime et est aimée de Sévère, un noble chevalier. N’étant pas du même rang qu’elle, elle doit renoncer à cet élan du cœur pour suivre la volonté paternelle et épouser Polyeucte mais quinze jours après l’idylle de leur mariage, le couple va se fissurer lorsque Polyeucte se laisse convaincre par son ami Néarque de se convertir et de devenir nouveau chrétien. A peine baptisé, il s’opposera à chacun par la destruction d’un temple païen. En véritable fanatique, il souhaite mourir en martyr et tente d’entraîner l’Ennemie, en la personne de sa femme, dans sa pulsion de mort. Condamné, il est prêt à confier son épouse à Sévère, plaçant Pauline dans un délicat dilemme, entre le cœur et le devoir, la raison et l’honneur.

Brigitte Jaques-Wajeman est une habituée des pièces de Corneille qu’elle explore de manière intelligente et pertinente en effectuant un remarquable travail sur la langue dont les vers cornéliens, virtuoses alexandrins, bercent notre écoute de cette tragédie très actuelle au regard du contexte mondial de fanatisme religieux et de radicalisation. La scénographie est très épurée et plutôt dépouillée comme pour rehausser l’inéluctable tragédie dans une belle sobriété : dès l’ouverture, de grandes parois mobiles  laissent apparaître le lit nuptial dans lequel repose Pauline. Hormis cet accessoire de mobilier, le reste sera laissé à l’appréciation de notre imagination où les protagonistes évolueront dans des costumes contemporains jusqu’à l’épilogue emprunté à Nietzsche. Clément Bresson campe un Polyeucte passionné, exalté même, partagé entre la vie qui le retient et la mort l’attire, touchant dans ses habits blancs, symbole de pureté et de renouveau par l’eau sacrée du baptême. Cependant le « baptisé de sang » manque par endroit de conviction, de force, de crédibilité dans son fanatisme tandis que Aurore Paris incarne l’incandescente Pauline, tourmentée entre l’amour qu’elle voue à son époux et celui qu’elle éprouve pour Sévère. Elle est lumineuse et incroyable, habitant tout le plateau de sa charismatique présence. Elle se bat avec l’énergie du désespoir pour une passion perdue d’avance car seule la mort peut venir triompher de l’amour. Pauline Bolcatto est une brillante Stratonice, la confidente de la jeune mariée, tandis que Bertrand Suarez-Pazos se glisse dans la peau d’un Sévère tout en retenu. Pascal Bekkar (Néarque), Marc Siemiatycki (Félix) et Timothée Lepeltier (Albin, le domestique de Sévère) complètent la distribution de cette tragédie de l’aveuglement.

Cependant, malgré l’indéniable talent des comédiens sur le plateau, la représentation s’étire, perd en profondeur au fur et à mesure que Polyeucte fait un usage un peu trop appuyé des cris, confondant parfois intensité de jeu et passage en force. La mise en scène, assez ennuyeuse dans ces moments-là, n’aide pas vraiment à raccrocher. Alors, nous nous agrippons avec conviction à la langue de Corneille et à la diction très précise des sept acteurs pour arriver jusqu’au dénouement sanglant d’un cœur trop obstiné. Malgré les défauts cités, il semble important de voir cette pièce, ne serait-ce que pour tenter de comprendre comment le désir de mort peut être plus fort que l’amour, à travers les alexandrins percutants de Pierre Corneille.


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